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La faim des abeilles

Manque de Fleurs et de Pollen

Biodiversité. Et si les abeilles, victimes de nombreux maux, souffraient aussi de la pénurie de fleurs dans les zones de monoculture ? Des experts proposent de cultiver des jachères pour les nourrir.

 
OLIVIER RESCANIÈRE photos ADELINE KEIL
Libération : mardi 10 juin 2008

La faim des abeilles

Biodiversité. Et si les abeilles, victimes de nombreux maux, souffraient aussi de la pénurie de fleurs dans les zones de monoculture ? Des experts proposent de cultiver des jachères pour les nourrir.

OLIVIER RESCANIÈRE photos ADELINE KEIL
QUOTIDIEN : mardi 10 juin 2008

Les abeilles vont mal, l’affaire est entendue. Pesticides, virus, parasites, habitat morcelé, changement climatique, mauvaises pratiques apicoles… Tous les experts s’accordent à dire que les causes de l’affaiblissement des apidés sont multiples, seul le rôle relatif de chacune est l’objet de débats, vifs. Et si, à tous ces maux, s’en ajoutait un, plus sournois encore : la malnutrition ? L’hypothèse est émise en sourdine depuis une quinzaine d’années par des apiculteurs. La solution, expérimentée à grande échelle depuis deux ans à peine, a un nom : «jachère apicole». Elle consiste à cultiver des fleurs pour alimenter les butineuses, en utilisant les terres agricoles non cultivées, et notamment celles «gelées» par la PAC dans le cadre de la lutte contre les excédents céréaliers. L’idée commence à faire son chemin… au moment où Bruxelles réduit son soutien au gel de terres.

Nectars

L’hypothèse d’une disette des abeilles s’appuie sur un constat : si la France ne manque pas de pâturages, de prairies et de forêts où foisonnent des fleurs sauvages gorgées de nectars et de pollens, elle présente aussi de vastes espaces de monoculture, telles la Beauce et la Picardie, où les plantes fleurissent par pics, laissant ensuite des hectares entiers sans aucune fleur. Et les abeilles, en régime maigre. «En France, la floraison de printemps des arbres fruitiers et du colza s’achève vers le 15 mai. Après, il n’y a pratiquement plus de fleurs pendant six semaines alors que les colonies sont au plus fort de leur développement», relève Yves Védrenne, président du Syndicat national des apiculteurs (SNA). Autre période critique : septembre. A cette époque, quasiment aucune plante de grande culture ne fleurit. Or c’est précisément le moment où les colonies constituent leurs réserves pour préparer l’hivernage.

Espèces multicolores

Dans ce paysage agricole, les fleurs sauvages ne sont pas toujours au rendez-vous pour pallier la disparition subite des ressources en fleurs domestiques :«Avant les semis, les agriculteurs désherbent les champs. Ajoutez à cela des épisodes climatiques de sécheresse, comme il a pu s’en produire au cours des dernières années, les ressources en fleurs sauvages deviennent limitées», relève Yves Védrenne. Le phénomène gagne même les verts paturages que l’on imagine foisonnant de fleurs champêtres : «Dans certaines régions de montagnes, les prairies sont plantées de graminées comme le blé qui n’ont aucune qualité nutritive pour les abeilles», se désole Yves Le Conte, directeur de recherche au laboratoire de biologie et de protection de l’abeille de l’Inra d’Avignon.

«L’idée d’ensemencer les jachères avec des espèces intéressantes pour les abeilles a commencé à être discutée dans le milieu apicole à partir de 1992», relève l’écotoxicologue Axel Decourtye, responsable de la thématique «abeille» au réseau des instituts des filières animales et végétales (Acta). C’est l’année où l’Union européenne, confrontée au problème des excédents, décide d’obliger les gros céréaliers à geler jusqu’à 10 % de leurs terres, moyennant rémunération.

Que faire de cette «jachère» subventionnée ?

La réglementatation européenne donne aux agriculteurs le choix entre la friche, ou la jachère «agronomique», plantée d’espèces restaurant l’azote du sol, ou «industrielle», productrice de biocarburants. Certains agriculteurs optent pour la «jachère fleurie», semée en espèces multicolores : un plaisir pour les yeux et une obole pour la biodiversité mise à mal par l’agriculture intensive…

En 2004, alors que le dépérissement des abeilles ne fait plus de doute, Axel Decourtye crée au sein de l’Acta un groupe de travail sur les «jachères apicoles», revisitant le concept de jachère à fleurs. Il s’agit de définir, avec des chercheurs, des apiculteurs et des agriculteurs, des mélanges de végétaux présentant un avantage nutritif pour les abeilles pouvant être aisément cultivés sur les terres «gelées».

L’exercice n’est pas simple car la jachère est un espace agricole dont la conduite est strictement encadrée par la réglementation communautaire qui fixe la liste des espèces qui peuvent y être plantées. «Nous avons proposé de privilégier une vingtaine d’espèces favorables aux abeilles, en particulier des légumineuses, comme le trèfle blanc ou la luzerne, autorisées pour la jachère par la commission européenne. Elles sont à la fois riches en pollen et en nectar, fleurissent plusieurs fois au cours de la saison et sont attractives non seulement pour les abeilles mais aussi pour d’autres insectes pollinisateurs», rappelle Axel Decourtye, coauteur en 2007 d’une longue synthèse scientifique sur cette question (1).

Insectes, rongeurs ou oiseaux

Lancées timidement sur quelques centaines d’hectares, les jachères apicoles en représentent aujourd’hui un millier… grâce au soutien du chimiste BASF qui en est devenu un ardent défenseur, allant même jusqu’à créer un réseau dédié à sa promotion : «Biodiversité pour les abeilles» ! Pour l’industriel, l’engagement est un remède opportun à une image en friche après l’interdiction très médiatisée en 2004 de son insecticide, Régent, accusé d’être impliqué dans le dépeuplement des ruchers. Pour les défenseurs des jachères, l’allié est efficace… mais embarrassant au moment où il s’agit de convaincre le reste de la profession.

«Nous devons sensibiliser les agriculteurs au fait que 35 % de leur production est tributaire du travail de pollinisation des abeilles», poursuit Axel Decourtye, et que les jachères apicoles pourraient contribuer à réintroduire de la biodiversité dans les régions où elle est en déclin. Philippe Lecompte, apiculteur professionnel et président du réseau «Biodiversité pour les abeilles», rappelle que «l’agriculture industrielle a une grande responsabilité dans la réduction de l’habitat de nombreuses espèces, et leur disparition. Des mélanges spécifiques plantés aux abords d’une parcelle agricole vont attirer certaines familles d’insectes, puis les rongeurs ou les oiseaux qui s’en nourrissent. Cette biodiversité peut être utile aux agriculteurs. Chacun sait que les coccinelles favorisent la réduction de l’emploi de pesticides puisqu’elles s’alimentent des pucerons nuisibles aux récoltes.»

Garde-manger

Si, dans l’ensemble, les acteurs de l’apiculture approuvent l’idée des jachères apicoles, les freins, en pratique, sont nombreux. Le premier, et non des moindres, est la nouvelle réglementation européenne, promulguée à l’automne dernier qui a réduit le gel obligatoire des surfaces agricoles de 10 % à 3 % pour lutter contre la pénurie de céréales. Sachant que ces 3 % peuvent être en partie dédiés à produire des biocarburants, l’éventuel garde-manger des abeilles se réduit comme une peau de chagrin. Il n’y a guère plus que les 300 000 hectares de bandes enherbées, obligatoires le long des cours d’eau, qui pourraient facilement être ensemencés pour les abeilles sans pour autant perdre leur fonction de rempart contre le ruissellement des phytosanitaires.

Le second obstacle est économique

Comme le relève le Syndicat national des apiculteurs, par la voix de son président Yves Védrenne : «Qui va payer les semences de ces jachères apicoles et rémunérer le surplus de travail qu’elles occasionnent ?» Enfin, pour pouvoir mener campagne en faveur de cette solution aux méfaits de la monoculture, «il faudrait à présent lancer des études scientifiques qui évaluent son impact écologique», souligne Jacqueline Pierre, qui a participé au groupe de travail sur les jachères apicoles en tant que spécialiste des insectes pollinisateurs à l’Inra.

Sans attendre, les défenseurs de la jachère apicole comptent poursuivre leurs efforts de promotion auprès des pouvoirs publics et du milieu apicole. «En Suisse, les agriculteurs sont subventionnés pour planter des mélanges de fleurs sauvages. En Angleterre, le gouvernement encourage aussi ce genre d’initiative et des chercheurs travaillent sur l’impact de ces pratiques sur la faune pollinisatrice», déclare Axel Decourtye. Les jachères apicoles n’enrayeront pas, à elles seules, le déclin des abeilles, ni celui de la biodiversité, mais l’initiative peut y participer si elle s’inscrit dans une «gestion raisonnée des espaces», objectif de la fameuse «trame verte» dessinée par le Grenelle de l’environnement.

(1) «Introduction de jachères florales en zone de grande culture : comment mieux concilier agriculture, biodiversité et apiculture ?», in le Courrier de l’environnement de l’Inra, n°54, septembre 2007.

 


Le manque de pollen, un fléau de plus ?
Une carence en protéines fragilise la reproduction et rend les ruchées plus vulnérables aux maladies.

 

O.R.
QUOTIDIEN : mardi 10 juin 2008

En dépit de l’interdiction des insecticides Gaucho et Régent en 2004, les mortalités d’abeilles restent élevées, en particulier au sortir de l’hiver. Pourquoi ?

Quel rôle peut jouer, dans ce déclin aux causes complexes, le manque de ressources alimentaires liées à l’agriculture intensive ? Les butineuses ont besoin principalement de deux éléments nutritifs qu’elles trouvent dans des fleurs. Du sucre, avec lequel elles fabriquent le miel. Un sucre qu’elles puisent dans le nectar des fleurs et que les apiculteurs apportent sous la forme d’une mélasse de maïs lorsqu’ils prélèvent leur miel.

Gelée royale

Il leur faut également les protéines contenues dans le pollen. Cette production de la sexualité florale, elle, est difficilement remplaçable. Or toute carence en pollen a pour conséquence d’affaiblir la colonie. En effet, les abeilles l’utilisent pour fabriquer la gelée royale avec laquelle sont nourris les couvains et la reine. Si la récolte de pollen est insuffisante, les larves seront moins nombreuses et vigoureuses. Adultes, elles auront plus de mal à accomplir les tâches de la ruche et à passer l’hiver. Et les ruchers deviennent alors plus vulnérables aux maladies.

«Dans des milieux appauvris en ressources pollinifères, on a pu observer des cas de loque européenne, maladie caractéristique d’une carence des larves en protéine», déclare Jean-Paul Faucon, expert auprès de l’Afssa (Agence française de sécurité sanitaire de l’alimentation). Quant au varroa, acarien qui parasite toutes les colonies d’abeilles, il se développe en ponctionnant leurs réserves protéiques. Cela peut dans certains cas se traduire par une mortalité élevée d’abeilles au cours de l’hivernage ou leur disparition à la reprise au printemps. Les butineuses trop affaiblies meurent alors durant leur activité de récolte.

«Papiculteurs».

Une mauvaise alimentation est toutefois loin d’expliquer tous les incidents de surmortalité des ruchers. Pathologies, pesticides, climats, les causes sont nombreuses. Elles ont une conséquence qui joue le rôle de facteur aggravant, souvent sous-estimé :la diminution du nombre d’apiculteurs. De 85 000 en 1995, on n’en comptait plus en France que 70 000 en 2005. «L’apiculture est en grande majorité exercée par des amateurs, une population plutôt âgée et rurale, qui ne possèdent que quelques ruches. Beaucoup d’entre eux ont arrêté, découragés par les pertes répétées de colonies», déclare Henri Clément, Président de l’Union nationale de l’apiculture française (Unaf).

Ce déclin de la profession est un coup supplémentaire porté à la biodiversité car ces «papiculteurs» assurent un service important pour la pollinisation des 400 espèces végétales, en particulier agricoles, que visitent les abeilles domestiques. Pour Philippe Lecompte, président du réseau Biodiversité pour les abeilles, «cela pose la question de l’avenir de l’apiculture qui tend aujourd’hui en France à se professionnaliser. Va-t-on comme aux Etats-Unis faire payer aux agriculteurs le service de la pollinisation ?» Un business qui génère chaque année 15 milliards de dollars Outre-Atlantique.